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Michel-E. Proulx
SCOTT ROSS, CLAVECINISTE, Un destin inachevé
AVANT-PROPOS
Lorsqu'en 1989 j'appris le décès de Scott Ross, quej'avais eu l'occasion de connaître à Québecoù j'ai exercé le métier de facteur de clavecinsde 1974 à 1981, une des premières idées qui mesoient venues à l'esprit fut celle de rédiger sur luiune biographie qui permettrait de garder la mémoire de ce quefut son somptueux talent sur un plan non pas sonore ( le disque estlà pour ça) mais plutôt au niveau deséléments objectifs qui avaient permis cette excellence.J'ai pu réaliser cette idée en 1994, àl'occasion de la rédaction d'un mémoire demaîtrise d'histoire que je livre ici au lecteur, avec quelquesremaniements.
Il était évident que je trouverais fort peu dechoses par la recherche classique, au travers des ouvrages et desrevues spécialisées, et qu'il me faudrait opérerune enquête de terrain considérable. Je dois avouer queje n'avais guère, au moment d'entreprendre mes recherches,prévu la difficulté liée aux déplacementslongs et coûteux, ainsi qu'aux contraintes de dates etd'horaires et de disponibilité des personnes. Il est, celadit, malheureux que tant de personnes se soient refuséesà me donner quelque information que ce fut. Il est vrai que,pour certaines d'entre elles, ce sujet restait trop pénibleà évoquer.
Néanmoins, j'ai pu, en bonne partie grâce à lagénérosité de mon père et de monfrère, recueillir un bon nombre d'informations, autant parentrevues que par examen d'archives. Et ici, je tiens àremercier mon ancien professeur de littératurefrançaise, monsieur le vice-recteur André Boudreau del'Université Laval à Québec, dont l'assistancem'a été précieuse, ainsi que toutes lespersonnes mentionnées qui ont aimablement accepté derépondre à mes questions et de m'éclairer surcertains points obscurs.
Les témoignages que j'ai recueillis n'étaient pastous d'égale importance pour mon sujet, loin s'en faut, maistous m'ont permis de progresser plus avant dans un propos. Certainsse sont révélés capitaux; d'autresprésentaient un caractère plus anecdotique, maisnéanmoins éclairant.
Quant aux documents, certains d'archives, d'autres des interviewspubliées dans diverses revues, et d'autres enfin des bandesmagnétiques de la radio ou de la télévision,sans compter une bande inédite, de propriétéprivée, tous m'ont donné loisir de mieux percevoir unpersonnage qui fut toujours déroutant. J'espèresimplement que cet ouvrage permettra au lecteur curieux, de mieuxsaisir la structure qui sous-tend tout l'oeuvre enregistré deScott Ross qui jamais n'accepta la fatalité, que ce fut pourson instrument ou que ce fut pour lui-même.
Montpellier, le 1er octobre 1994.
Comme beaucoup de gens, amis, mélomanes et musiciens,Michel Proulx a fait un jour la connaissance de Scott Ross. Commentl'oublier? Comment harmoniser dans son souvenir le foisonnement d'unetelle personnalité, si contrastée? Michel Proulx a eule courage un peu fou de confronter son propre témoignageà ceux de nombreux autres qui l'ont bien connu. Cettequête, exigeante et douloureuse, a donné cet ouvrageinclassable, débordant d'anecdotes, de parolescroisées, de passion et de questions ouvertes. On y entend enen contrepoint couler la veine généreuse de ce chantsouverain dont Scott Ross, moderne Orphée, nous fit le don. Ony perçoit les échos de l'expérience excruciante(il aimait le mot) du pouvoir des sons et des exigences terribles dela condition d'artiste.
Henri Prunières
Prades-le-Lez, le 11 juin 1999.
I- LES ORIGINES ET L'ENFANCE.
On a pu retracer les ancêtres de Scott Ross sur 4 générations et plus. Entre autres, le grand-père de sa grand-mère paternelle, Clara Mae Stonebraker, se nommait Winfield Scott Stonebraker (1847-1918). C'est probablement de lui que Scott tenait ses prénoms. En remontant plus loin dans le temps, cette famille est d'origine allemande, Steinbrecher, dont le sens est le même que stone breaker, "casseur de pierre".
L'enfance.
C'est là que naît le 1er mars 1951, dans une familled'intellectuels américains Scott Stonebreaker Ross, secondfils de James Ross et de Sarah Madeline Howe. James Ross,domicilié au n° 4, Forbes Terrace, journaliste et "City Editor" du Pittsburg Post Gazette, l'important journal de Pittsburgh, qui existe encore aujourd'hui. Les origines de ce journal remontent à 1786. Il écrivait pendant la guerre des articles remarqués surles questions sociales propres à une ville où leslampadaires étaient encore allumés à onze heuresdu matin, tellement il y faisait sombre à cause de lafumée. Sa mère était, elle aussi, uneintellectuelle qui parlait le français et travaillait dans lapublicité; il semble qu'elle ait étéprodigieusement intelligente, avec un Q.I. de 160, en tout castrès supérieur à la moyenne. HenriPrunières, qui fut un proche de Scott, dit qu'elle avaitété fascinée par le style des publicitésfrançaises.
Mort du père.
En 1957, il commence, à six ans, son apprentissage du piano, puis, à l'âge dedouze ans, celui de l'orgue avec le docteur (3) Russel Wichmann.Le 26 juillet 1960 son père meurt. Scott ne s'en consolerajamais, et sa mère non plus. C'est vers la même époque qu'il lui faut porter uncorset spécial pour corriger une scoliose qui avaitété détectée dès l'âge de 2ans, corset qui, en l'étirant progressivement, doitl'empêcher de devenir un nain bossu. Simone Demangel dira,à juste titre, que les photos qu'il avait gardées decette époque étaient déchirantes Il enconservera comme séquelle une taille somme toute petite,comparée à celle de son frère James,‐ ‐ qui, à l'âge adulte lui ressembleraétrangement, sa grande taille excepté ‐ ‐, ainsiqu'une courbure exagérée de la colonnevertébrale qui lui donnait une curieuse démarchesautillante (4) .
Le décès de James Ross Sr. laisse Madelinedésemparée, comme si un ressort s'étaitcassé; et c'est sans doute pour fuir des lieux qui luirappellent trop le passé qu'elle part en 1964 pour la Franceavec ses deux fils, une fuite en avant dont ce ne seramalheureusement que la première étape.
En France.
Madeline Ross arrive à Paris sans véritable point dechute, mais une connaissance lui a donné lescoordonnées d'un pasteur protestant américain. Elle luirend donc visite, et celui-ci, en discutant avec le jeune Scott,apprend qu'il joue de la musique et qu'il admire Pierre Cochereau quiofficie aux grandes orgues de Notre-Dame de Paris. Comme il estlui-même un ami de Cochereau, il propose de les faire monterà la tribune le dimanche suivant. Et c'est ainsi que Scott estprésenté à l'organiste par le pasteur qui, sansmême connaître le garçon, en fait un élogedithyrambique. Cochereau suggère alors à Scott des'inscrire au Conservatoire de Nice dont il est, incidemment, ledirecteur (5). Au départ, toute cette agitation ne va pas sansinquiéter Madeline Ross, car elle ne dispose pas de beaucoupd'argent, et il faut concevoir que, dans sa mentalitéaméricaine, cela ne peut que coûter cher: aussisera-t-elle d'autant soulagée lorsqu'elle apprendra quel'inscription et les cours ne coûtent rien!
Mais la vie en France se révèle plus difficile queprévu. Il y a toujours un abîme entre le tourisme etl'émigration, et quoiqu'elle ait eu un ami, ‐ ‐ lepeintre d'origine hongroise Elmer Szigeti avec qui elle a vécuun temps ‐ ‐, James jr., le frère aînéde Scott, ne s'adapte pas. Elle rentre donc avec lui et s'installeà New-York où Marie-Claire Pathy-Demangel lui rendravisite, lorsqu'elle habitera aux Etats-Unis. Elle m'a rapportéqu'elle était charmante et qu'elle vivait dans un grandappartement «qui n'avait rien à voir avec la façondont vivait Scott». Il y avait de grandes peintures modernes,c'était tout blanc, il y avait une belle vue sur Manhattan;cette femme n'était absolument pas ce qu'on pourrait imaginer,du genre bohême ou baba, mais elle peignait et avait uneapproche très ouverte, très artistique (6).